Par Pierre André, Ph.D.
9604 caribous retrouvés noyés en amont de la chute du Calcaire, sur la rivière Caniapiscau. Cet événement défraya les manchettes du 3 octobre 1984 et des jours qui suivirent. Il devint rapidement un élément de débat à la fois scientifique et sociopolitique.
Gaétan Hayeur s’en souvient. Alors biologiste spécialisé en zoologie et aménagement d’habitats fauniques chez Hydro-Québec, il a été intimement impliqué dans cette controverse, le lieu de la noyade se situant à environ 400 km en aval de l’évacuateur de crue Duplanter qui permet de contrôler les eaux du réservoir Caniapiscau.
À la suite de cette triste découverte, les questions fusent. La première : Ces noyades s’expliquent-elles uniquement par des causes naturelles? La région connaissait alors des pluies exceptionnelles qui gonflèrent les eaux de la rivière à des niveaux et des débits hors du commun. De plus, dans ces mêmes années, le cheptel de caribous dépassait les 700 000 têtes. La deuxième : la Société d’État peut-elle être tenue responsable directement ou indirectement de la noyade, et, le cas échéant, quelle est la part de ses responsabilité? Hydro-Québec détourne les eaux de la rivière Caniapiscau vers le Complexe La Grande. Elle a donc, jusqu’à un certain point et selon le protocole convenu entre les parties, le pouvoir de retenir l’eau dans le réservoir ou de la déverser dans la rivière. Ce qui mène à la troisième question : Hydro-Québec, de concert avec les experts sur le caribou, aurait-elle pu prévenir le coup et gérer l’évacuation des eaux de façon à favoriser la traversée des caribous, un évacuateur situé, rappelons-le, à 400 km en amont de la chute?
Pour l’auteur, comme pour d’autres biologistes québécois du caribou, il n’y a pas de doutes : une analyse rigoureuse des faits concernant les caractéristiques précises du terrain, les données hydrologiques durant les derniers jours de septembre 1984 et la dangerosité des lieux pour la traversée des bêtes, disculpe la société d’État. Cependant, pour certains acteurs sociopolitiques, la seule présence de l’évacuateur de crue suffit à semer des doutes. Cela les incite à ébaucher différents scénarios de gestion des eaux du réservoir.
Dans l’essai qu’il publia en 2016, M. Hayeur explique sa position à partir des documents qu’il a précieusement conservés ainsi que de ceux qu’on lui a offerts. Rares sont les essais qui rendent compte à ce point des blessures d’un scientifique. Au cours de cette saga, l’auteur relate que son indépendance professionnelle a été remise en question et que son expertise s’est trouvée instrumentalisée par les instances sociales et politiques : revendications autochtones, conflits autour de la frontière Québec-Labrador, rapports de pouvoir entre instances gouvernementales et territoriales…
Ce qui m’a frappé par ailleurs, c’est le rapport amer qu’entretient l’auteur envers le trio science-médias-politique. J’aimerais ici m’attarder à un aspect de ce rapport, celui qui lie la science écologique et la décision politique.
L’éclairage de la science écologique
On dit souvent que la science doit éclairer la décision politique. Il s’agit, pour le scientifique, d’analyser une question de façon rationnelle et avec toute la rigueur qu’impose la science. Informé des résultats de cette recherche, le décideur politique est ainsi en mesure d’évaluer les incidences positives comme négatives de ses actions avant d’arrêter sa décision. C’est là le cheminement logique : l’analyse scientifique rigoureuse précède la décision, ce qui la rend légitime et lui donne, à tout le moins, l’apparence souhaitée de rationalité.
Sur la question de l’incertitude, toutes les sciences ne sont pas égales. Si on peut calculer la vitesse de la chute d’un objet avec précision, ou encore la réaction qui suivra la combinaison d’un acide fort avec une base forte, il en va tout autrement de la science écologique. Pour elle, la diversité des facteurs physiques, chimiques, biologiques et humains en cause dans l’explication d’un événement, ainsi que leur dynamisme spatial, temporel et politique, compliquent l’analyse. Ils permettent rarement à l’écologiste d’arriver à une conclusion solide et définitive.
Pour bien prendre en compte toute cette complexité, le scientifique analyse la situation en se basant sur une revue de la littérature scientifique pertinente, sur sa connaissance du terrain ainsi que sur la collection et l’analyse des faits. Pour tenir compte de la variabilité, il peut établir des scénarios plausibles qui lui permettent de mieux cerner l’incertitude. Enfin, son argumentaire s’appuie sur la théorie écologique. Par le fondement de son jugement, le scientifique se démarque ainsi de la pure intuition qui pourrait être empreinte d’émotivité et de subjectivité, ou encore soumise aux pressions sociales, économiques ou politiques.
Le fameux doute
Il n’est pas rare en écologie qu’à l’issue d’une analyse, le doute persiste. Le chercheur énonce d’ailleurs les limites de son analyse et établit la marge d’erreur de son interprétation. Ce doute peut aussi être semé par des acteurs du milieu qui contestent ou n’acceptent pas les résultats de l’analyse considérant, par exemple, qu’ils leur sont préjudiciables. Leur argumentaire peut alors se construire autour du discrédit du scientifique, de l’invalidité de la démarche scientifique, de l’omission volontaire de faits, d’un biais dans l’analyse des événements… Le doute peut aussi être promu par le décideur lui-même qui requiert alors une contre-expertise. On peut imaginer qu’il puisse souhaiter trouver une autre explication des faits. Ce contre-expert pourrait être un scientifique ou un groupe, choisi pour son indépendance et son intégrité (ce qui est excellent) ou pour son allégeance à une certaine position idéologique (ce qui serait douteux). Quoiqu’il en soit, le doute est comme le vent, celui qui le sème récolte la tempête… à tout le moins la tempête médiatique.
Le décideur devant l’incertitude écologique
La certitude scientifique oriente le décideur vers une réponse unique. À l’opposé, l’incertitude comme celle qui concerne la science écologique lui laisse toute la latitude décisionnelle. Sur la place publique, elle se traduit par des débats d’experts ou par des échanges vigoureux entre les experts et des acteurs sociopolitiques. Devant cette absence de consensus, le décideur peut alors remettre à plus tard sa décision ou l’arrêter dans le sens qui l’avantage.
Enfin, aussi rationnelle soit l’analyse pré-décisionnelle, faut-il rappeler que les facteurs qui guident effectivement la décision ne sont généralement pas connus du public. En plus des éléments scientifiques, la décision repose sur des facteurs économiques, politiques, sociaux, culturels et personnels, ainsi que sur l’opinion publique. Le poids attribué aux uns et aux autres dans la balance décisionnelle n’est pas dévoilé.
Retour sur l’essai
En conclusion, Gaétan Hayeur nous propose un essai fort instructif qui porte à réflexion sur la dynamique qui entoure l’analyse des faits scientifiques, la prise de décision et les médias. L’auteur a le mérite d’exposer les faits entourant la noyade d’un nombre anormalement élevé de caribous comme il les a perçus, comme il les a vécus. En ce sens, ce livre saura sûrement vous intéresser.
Pour en savoir plus…
Hayeur, G. (2016). La noyade de 9604 caribous. Éd. Mots en toile, Montréal, QC, 205 p.
La photo à la une provient de la couverture de cet essai.