Connaissez-vous Zenaida macroura? Cinq questions sur la Tourterelle triste.

Par Pierre André, biologiste

Avec une photo de Luc Laberge

Ce texte est paru en une version moins illustrée dans le Bio-Nouvelles de la SBM Nature, Avril, Mai et Juin 2016, vol. 44, no. 2.

La Tourterelle triste (ci-dessous la Tourterelle) fait beaucoup parler d’elle sur les forums d’ornithologie. Elle est dans la mire des chasseurs. En effet, le gouvernement fédéral propose une Modification au Règlement sur les oiseaux migrateurs pour en permettre la chasse au Québec dès l’automne 2016. Voici les réponses à 5 questions qui vous permettront de mieux connaître cette espèce.

  1. Quelle est la répartition géographique de la Tourterelle?

La Tourterelle se retrouve dans l’ensemble de l’Amérique centrale et du Nord, du Panama en passant par les Antilles jusqu’en Alaska. Bien que rapportée principalement au sud du Canada, elle a été observée dans toutes les provinces et territoires à l’exception du Nunavut.

Au Québec, le territoire qu’elle occupe est en expansion depuis deux siècles. Caron et al. (1986) en relate l’historique. La première mention connue remonte en 1831 sur l’Île Jésus. En 1950, la Tourterelle se limite essentiellement aux basses-terres du St-Laurent. Au cours des années 60, elle se disperse dans la vallée fluviale jusqu’en Gaspésie. Dans les années 70, elle poursuit sa dispersion le long du fleuve, colonise la Baie des Chaleurs, remonte le Saguenay et la rivière des Outaouais.

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Tirée de Caron et al. 1986

La comparaison des données issues des Atlas des oiseaux nicheurs du Québec en confirme la progression. Lors de l’inventaire 1984-89, la nidification est confirmée dans 27 des 47 régions terrestres inventoriées et possible ou probable dans 13 autres. Lors de celui de 2010-14, elle est confirmée dans 35 régions et possible ou probable dans 11 autres. Seule la Basse-Côte-Nord n’est pas identifiée comme une région possible de nidification.

Cette progression peut s’expliquer par la hausse des températures, par une plus grande disponibilité de grain, tant en champs qu’en mangeoires, et par les aménagements humains qui ont accru son habitat potentiel.

  1. Quel est l’habitat de la Tourterelle?

La Tourterelle vit à proximité des humains. Elle s’alimente au sol, souvent à découvert, entre autres dans les prairies, les champs agricoles, en milieux résidentiels et le long des routes. Elle fréquente les espaces ouverts et on peut l’observer dans les bois clairs, les bosquets et les boisés tant de conifères que de feuillus. Il existe un fort lien entre les effectifs de tourterelles en hiver et la croissance des espaces verts urbains (Huillet 2007). En zone rurale, la Tourterelle préfère les espaces de cultures de maïs, de blé et de soya (Jobin et al. 1996). Les haies délimitant les champs constituent des habitats de prédilection pour sa nidification.

La Tourterelle migre vers les états de la côte Est américaine et du golfe du Mexique, depuis la Caroline du Nord jusqu’en Louisiane.  La distance moyenne parcourue par des individus bagués au Canada est de 1 039 km, et la maximale observée de 3 365 km (Atlas des oiseaux bagués ou repris au Canada).

Le nombre de tourterelles passant l’hiver au Québec croît depuis 1975 avec la tendance observée d’individus à ne pas migrer. Cet hiver, des ornithologues en ont rapportées sur eBird aussi loin que Mingan, Chibougamau et Macamic.

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  1. Comment ont évolué les effectifs de la Tourterelle?

On estime la population totale de tourterelles entre 350 et 475 millions d’individus. En 2014 aux États-Unis seulement, on l’estimait à 274 millions (Seamans 2015).  Les américains divisent la population en trois unités de gestion (Ouest, Centre et Est) en fonction de la voie migratoire empruntée et des aires de reproduction et d’hivernage fréquentées. Depuis 1965, pour celle de l’Est qui nous intéresse, la population a augmenté en moyenne de 0,5% par an pour atteindre 68,3 millions en 2014. Cependant, depuis 2005, les effectifs ont crû dans les états où la chasse n’est pas autorisée (env. 0,8% par an), mais pas dans les autres (0,0% par an). Pour l’ensemble de l’Est, si l’année 2005 présentait le plus fort effectif avec 132,7 millions, l’année 2014 s’avérait celle au plus faible avec 68,3 millions, un recul de 49% en 10 ans.

Dans son rapport de 2015, le Service canadien de la faune rapporte que les plus fortes densités de tourterelles dans l’Est se trouvent dans la région inférieure des Grands-Lacs et dans la plaine du St-Laurent. Les relevés des oiseaux nicheurs montrent un accroissement de la population depuis 1970 qui s’est stabilisée au cours de la dernière décennie. La population totale au Canada se situe entre 500 000 et 5 000 000.

Au Québec, il n’y a pas eu d’inventaire spécifique mené pour cette espèce. À partir des données de relevés des oiseaux nicheurs 1998-2007 (BBS), le Service canadien de la Faune estime la population nicheuse à 760 000, soit 15,8% de la population canadienne. Les données d’ÉPOQ et du programme BBS permettent de conclure en une augmentation de la densité de tourterelles entre 1970 et 2000. Pour cette période, Downes et al. (2010, p.41) notent  une augmentation de l’indice d’abondance BBS de 134%, soit de 3,0% par an.  Cependant, comme le démontre le Regroupement QuébecOiseaux (2016), depuis les années 2000, nous assistons à un déclin de 13% de la population selon les données d’ÉPOQ et de près de 40% selon les décomptes des oiseaux de Noël. Si l’on pouvait croire en une stabilisation de la population entre 2000 et 2009, la décroissance est particulièrement marquée depuis 2010. En conséquence, RQO soutient que le SCF surestime grandement la population actuelle de tourterelles au Québec.

Tirées de Regroupement QuébecOiseaux, 26 février 2016.
  1. Quelle est la situation de la chasse à la Tourterelle en Amérique du Nord?

Aux États-Unis, elle est chassée dans 40 des 50 États (Seamans 2015). Au nombre des récalcitrants se trouvent les états limitrophes de l’Ontario et du Québec : Maine, Vermont, New-York, New-Hampshire, Massachussetts, Connecticut et Michigan. Pour l’unité de gestion de l’Est, la période de chasse autorisée s’étend sur 90 jours à compter du 1er septembre. Les limites quotidiennes sont de 10 à 15 bêtes. En 2014 aux États-Unis, 840 000 chasseurs ont abattu 13,8 millions de tourterelles. Pour l’Est seulement, ce sont 4,89 millions d’individus qui ont été abattus par 310 200 chasseurs. Par ailleurs, on constate une réduction du nombre de tourterelles abattues de 50% entre 2005 et 2014, passant de 10 à environ 5 millions. Cette réduction peut être associée à une diminution observée du nombre de chasseurs de 40% et des jours consacrés à la chasse (jours*chasseurs) de 53%. Les prises quotidiennes ont pour leur part augmenté, passant de 5,8 à 6,1 individus par jour de chasse déclaré.

Au Canada, la chasse est pratiquée depuis 1960 en Colombie-Britannique. Les captures ont beaucoup diminué avec l’abattage de 5391 individus en 1977 contre seulement 89 en 2013. Elle est autorisée en Ontario depuis 2013 et les chasseurs ont abattu 21 730 tourterelles en 2014. Une modification règlementaire similaire à celle proposée pour le Québec est envisagée au Manitoba.

  1. Quelle est la proposition de modification pour l’ouverture de la chasse à la Tourterelle au Québec?

Répondant à une demande exprimée de longue date par la Fédération québécoise des chasseurs et pêcheurs, le projet de modification règlementaire propose l’ouverture de la chasse à la Tourterelle pour une période de 107 jours à compter de septembre 2016. Le nombre permis serait de 8 bêtes par jour avec une possession maximale de 24. La chasse serait ouverte dans le district F, qui inclut entre autres la vallée du St-Laurent sur les deux rives jusqu’au niveau de Rivière-du-Loup, les Basses-Laurentides et une partie des Hautes-Laurentides jusqu’au nord de Mont-Laurier.

Les consultations sur le projet de modifications règlementaires sont maintenant terminées. La proposition sera modifiée à la lumière de l’analyse des commentaires reçus par Environnement et Changement climatique Canada. Le Règlement est prévu pour juillet 2016.

À la lumière de cette analyse, force est de conclure que les modifications proposées au Règlement sur les oiseaux migrateurs surviennent à un bien mauvais moment. Certes, la Tourterelle triste est abondante dans l’Est nord-américain, mais la situation de la population présente à la limite Nord de sa distribution est peu connue et les estimés pour le Québec sont très approximatifs. Les indices d’abondances ÉPOQ-eBird, qui suggéraient une stabilisation des effectifs à partir de l’an 2000 après une croissance de plus de 30 ans, témoignent d’une chute drastique de la population au cours des cinq dernières années. La décision d’ouvrir  ou non la chasse au Québec dès l’automne 2016 doit prendre en compte cette nouvelle donne.

Sources

Atlas des oiseaux nicheurs du Québec. Outils interactifs. En ligne [http://www.atlas-oiseaux.qc.ca]

Caron, M., R. Ouellet et M. Lepage (1986) La situation de la Tourterelle triste au Québec. Rapport. Québec, Ministère du Loisir de la Chasse et de la pêche. En ligne [ftp://ftp.mern.gouv.qc.ca/Public/Bibliointer/Mono/2012/05/1113763.pdf]

Downes, C., P. Blancher et B. Collins (2006) Tendances relatives aux oiseaux terrestres au Canada – 1968-2006. Biodiversité canadienne : État et tendances des écosystèmes en 2010, Rapport technique thématique no 12, Conseils canadiens des ministres des ressources. En ligne [http://www.biodivcanada.ca/53E166A0-B0B2-4092-8444-CDED9A485C1F/En14-43-12-2011-fra.pdf]

Environnement et Changement climatique Canada (2006) Atlas des oiseaux bagués ou repris au Canada. Tourterelle triste. En ligne [http://www.ec.gc.ca/aobc-cabb/index.aspx?lang=fr&nav=bird_oiseaux&aou=316]

Environnement et Changement climatique Canada (2015). Situation des populations d’oiseaux migrateurs considérés comme gibier au Canada. Rapport du SCF sur la réglementation concernant les oiseaux migrateurs, no 45, novembre 2015. En ligne [https://www.ec.gc.ca/rcom-mbhr/default.asp?lang=Fr&n=9DB378FC-1]

Environnement et Changement climatique Canada (2015). Propositions de modification de la réglementation sur les oiseaux migrateurs du Canada. Rapport du SCF sur la réglementation concernant les oiseaux migrateurs, no 46, décembre 2015. En ligne [https://www.ec.gc.ca/rcom-mbhr/default.asp?lang=Fr&n=32D35623-1]

Huillet, L. (2007) Tendances spatio-temporelles de répartition chez les oiseaux hivernants durant 26 ans d’étalement urbain à Québec. Mémoire M.Sc., Université Laval, Faculté de Foresterie et de Géomatique. En ligne [http://theses.ulaval.ca/archimede/fichiers/24161/24161.html]

Jobin, B., J.-L. DesGranges et C. Boutin (1996) Population trends in selected species of farmland birds in relation to recent developments in agriculture in the St. Lawrence Valley. Agriculture, Ecosystems and Environment, 57:103-I 16. En ligne [https://www.researchgate.net/publication/223226151_Population_trends_in_selected_species_of_farmland_birds_in_relation_to_recent_developments_in_agriculture_in_the_St_Lawrence_Valley]

Regroupement QuébecOiseaux (2016) Commentaires concernant la proposition de mise en place d’une chasse à la Tourterelle triste au Québec, avec Addenda aux commentaires, Lettres adressées au SCF d’ Environnement et Changement climatique Canada, 12 et 26 février 2016. En ligne [http://quebecoiseaux.org/index.php/component/phocadownload/category/3-memoires]

Seamans, M. E. 2015. Mourning dove population status, 2015. U.S. Department of the Interior, Fish and Wildlife Service, Division of Migratory Bird Management, Washington, D.C. En ligne [https://www.fws.gov/migratorybirds/pdf/surveys-and-data/Population-status/MourningDove/MourningDovePopulationStatus15.pdf]

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